Vulnérabilités et fins de vie. Pr Emmanuel Hirsch, Professeur d’éthique médicale, Université Paris-Sud-Paris-Saclay

 

Pr Emmanuel Hirsch (1)Rencontre autour des soins palliatifs en Île-de-France. CRSA 5 octobre 2017.

« Les soins palliatifs nous éclairent sur les enjeux d’une médecine appelée à plus de discernement et d’humilité dans ses pratiques. Cette approche du soin, incite à découvrir d’autres expressions de la sollicitude et de l’accompagnement, respectueuses de la personne dans la plénitude de son exigence d’autonomie et de considération. »

La parole en ce qu’elle exprime de ce que nous sommes se situe au cœur de la démarche du soin palliatif : parole donnée, parole confiée, parole partagée jusqu’aux derniers mots, avant le silence. C’est par la parole d’un soignant qui dans les années 1980 a contribué en France à la genèse du mouvement des soins palliatifs, que j’introduirai ma brève intervention. Je souhaite rendre ainsi rendre hommage aux militants professionnels et associatifs qui, depuis des années, dans un contexte institutionnel et social en fait peu conscient de la valeurs de leurs engagements, défendent les principes de sollicitude, de solidarité et de responsabilité humaine dans le soin.

Leur présence au quotidien auprès de celles et de ceux qui éprouvent la vulnérabilité radicale d’une proximité avec la mort, constitue pour moi un acte politique d’une force exceptionnelle. Ils sont, pour certains d’entre eux, présents ce matin. Qu’ils considèrent cette rencontre organisée par la Conférence régionale de la santé et de l’autonomie (CRSA) d’Île-de-France comme l’expression de notre reconnaissance.

Ce que vous faites et important, nous y sommes attachés. Vous conférez une valeur, un sens et une dignité aux derniers instants d’une existence de femme ou d’homme, dans un contexte socio-politique à nouveau soucieux de légaliser demain un pratique de l’euthanasie.

Au cours d’un échange dans l’unité de soins palliatifs de l’hôpital Paul Brousse à Villejuif, Michèle-Hélène Salamagne me confiait il y a quelques années :

« Dans la pratique des soins palliatifs, nous laissons venir la mort quand elle veut. Du moins, quand le malade veut bien laisser de la place pour qu’elle vienne… Il est ainsi admis que la médecine ne sera pas la plus forte : elle ne peut plus apporter la guérison, et se préoccupe désormais du confort global de la personne. Nul ne sait pourtant jamais s’il n’y aura pas des faux pas !

« Se maintenir dans la cohérence de l’accompagnement, avec parfois cette sollicitation qui peut surgir impromptue de l’interpellation d’un malade : « Pourquoi ne me tuez-vous pas ? », c’est assumer une tâche de chaque instant. Elle est faite, certes, d’immenses joies, d’agrandissements intérieurs, d’élévations réciproques, mais l’inquiétude demeure, le risque, la menace de l’imprévisible.

« Il n’est pas évident de se laisser questionner par un malade, par sa famille, par une dégradation physique, par le pronostic même des conditions d’une fin de vie. Cette personne trouvera-t-elle la paix ? Pour combien de temps encore notre relation sera-t-elle maintenue avec elle ? Est-ce que cela va bien se passer ? Que d’interrogations et jamais pratiquement d’assurances ! Et jusqu’au bout, même après le décès, on ne peut pas dire qu’on a bien fait notre travail ou que cette personne est morte confortablement, qu’on lui a apporté une certaine quiétude.

« Je suis pourtant persuadée que s’agissant de personnes pour lesquelles la fin de vie avec nous a été particulièrement compliquée, on ne peut pas dire pour autant qu’elles n’ont pas cheminé.

« En fait, il y a vraiment deux définitions du soin palliatif. Tout d’abord être là pour accompagner les derniers jours difficiles en fin de vie, et puis d’autre part construire de la vie à partir du moment où la guérison n’a plus de sens, ce qui procède d’approches à bien des égards différentes. J’adhère de toute évidence à la deuxième option. Mon rôle de médecin en soins palliatifs est lié à des stades de vie bien plus amples que le seul suivi des ultimes instants de l’existence. »

Sur le terrain le moins exposé aux convoitises des prouesses médicales, là où l’incapacité de guérir équivaut trop souvent encore au désistement et à l’abandon, certains professionnels et militants associatifs ont décidé de reconquérir et de réhabiliter des espaces voués au soin.

Si l’efficacité médicale trouve ses limites, les professionnels n’en sont que plus sollicités dans leur capacité à préserver les conditions d’un lien, d’une cohésion d’autant plus nécessaires lorsque la guérison s’avère incertaine ou impossible.

La force et la valeur de ce soin forment une sorte de promesse — se focaliser moins sur la mort à venir que sur les conditions de la vie, fût-elle ténue et fragile, qui la précède encore. Un signe ou un geste, un mot, un regard qui ne se détourne pas, repoussent la solitude quand le possible semble si pauvre. Reconnaître la douleur pour ce qu’elle est, accepter les formes multiples de la dignité en ces circonstances, voilà simplement des actes de vie qui justifient d’eux-mêmes, pour celui qui s’éloigne comme pour nous, d’être « encore là ».

Dans la relation tellement spécifique que constitue le soin palliatif, respecter l’autonomie de la personne relève essentiellement du sens et de la qualité du rapport interindividuel, de cette alliance complexe et évolutive qui ne peut jamais se satisfaire de notions théoriques. Il importe de préserver la liberté d’une initiative attentive à une demande qu’il est rarement possible d’honorer parfaitement. Qu’en est-il de ces idéaux, considérés comme seuls légitimes, qui incitent à la neutralité, à la distanciation, à une instrumentalisation de la relation de soin dans des situations où la personne éprouve, plus que tout, un besoin de reconnaissance et de considération ?

Dans le contexte d’une fin de vie médicalisée, l’autonomie renvoie bien souvent à la solitude d’une prise de décision assumée comme l’ultime affirmation d’une liberté. Mais nous sommes bien loin de la liberté, quand son expression même devient insoutenable, au point de se résoudre à ne plus pouvoir formuler qu’une demande de « mort médicalement assistée », ce qui précisément la révoque. Qu’est-ce qu’une parole dont la dernière expression revendique un acte abolissant son humanité même ? Réciproquement, quelle valeur attribuer à la mise en œuvre, sous certaines conditions, de protocoles visant à une mort anticipée, quand les principes invoqués font référence au respect de la personne dans la dignité de sa volonté ?

La valeur du soin prodigué à une personne atteinte d’une maladie incurable ou en fin de vie, risque désormais d’être moins reconnue que le souci d’envisager avec la rigueur et la minutie d’un protocole les conditions de sa sédation profonde et continue. Parce que ces actes de soin sont humbles, modestes et éphémères, la tendance est de leur préférer l’apparente robustesse de résolutions et de procédures définitives. 

Le souci de prévenance et de disponibilité

 Auprès d’une personne au terme de son existence, dans ces périodes incertaines, déroutantes, délicates, il importe de renforcer notre souci de prévenance et de disponibilité, de considérer avec prudence ce qui justifie et rend acceptables les décisions qui s’imposent encore, même si elles ne visent plus à la guérison. L’expression de cette sollicitude tient à la continuité d’une relation engagée, subtile, qu’il convient de confirmer lorsque le doute, l’inquiétude, la peur s’insinuent. Elle tient aussi aux signes de respect témoignés à la personne dans son histoire propre, ici et maintenant. Il convient de préserver la cohérence d’un soin à son service dans les choix et les besoins de son existence. Une même considération doit être accordée aux proches, eux aussi indispensables dans un environnement bienveillant.

Le rapport qui s’élabore avec la personne touche donc à cette part d’intimité et de discrétion qui engage à penser ensemble la vérité, le secret, la pudeur et le respect. Cela confère tant de valeur à l’engagement jusqu’à la phase ultime d’une vie. Le soin prend dès lors cette dimension de relation essentielle, unique, de vivant à vivant. Reconnaître l’autre dans sa liberté c’est aussi lui éviter la moindre contrainte, y compris celle de choix anticipés ou présents, auxquels il pourrait se sentir engagé, ne serait-ce que pour épargner à ses proches une confrontation douloureuse.

L’avancée dans la maladie se vit trop souvent comme une confrontation insupportable à l’approche de la mort, lorsque les présences rassurantes ont déserté. L’intense sensation d’une disqualification, relègue aux confins de l’existence dont l’ultime exigence s’exprime dans la politesse d’une « demande d’en finir ». Dès lors, en dépit de l’épuisement des mots, dans un fragile murmure la dernière parole est une supplique dont on veut encore croire qu’elle sera perçue comme un irrépressible besoin de contact, d’échange, d’humanité.

Les conditions du mourir à l’hôpital interrogent et interpellent la continuité des soins. Il nous faut concevoir les missions confiées aux soignants au-delà du seul souci de « tout mettre en œuvre pour guérir ». La prise en compte de la globalité et de l’unicité du soin, impose une nouvelle pensée des pratiques, y compris à leur marge. La mort était trop souvent reléguée, évitée, tant elle déroutait et contestait ceux qui estimaient encore tout pouvoir, y compris parfois dans l’excès d’un acharnement. Voilà que des alliances s’instaurent entre la personne malade et celui qui la soigne, afin de mieux assumer ensemble des valeurs partagées.

Se réapproprier un questionnement humain

Il est temps de reconnaître la signification politique d’un combat mené à bas bruit, avec pudeur et résolution, auprès de personnes hier trop souvent abandonnées à leur mort, dans la disgrâce d’une désertion médicale ou de la pose, à l’insu, de cocktails lytiques. Ce mouvement de « soins continus » et de « soins de confort » engagé dans la proximité d’un engagement jusqu’au seuil de la mort, permet de se réapproprier un questionnement humain et de l’assumer dans un contexte peu favorable à l’évocation de nos vulnérabilités.

Les soins palliatifs nous éclairent sur les enjeux d’une médecine appelée à plus de discernement et d’humilité dans ses pratiques. Cette approche du soin, incite à découvrir d’autres expressions de la sollicitude et de l’accompagnement, respectueuses de la personne dans la plénitude de son exigence d’autonomie et de considération.

C’est avec le témoignage d’un soignant que je conclurai mon propos. « Une patiente, effroyablement angoissée à l’idée de mourir, mais aussi à l’idée de vivre ce qu’elle appelle « sa déchéance » me confie : « Je n’ai jamais été aussi proche du suicide. » Entendant de la peur, je lui réponds :

« — Voudriez-vous que nous vous en protégions ?

— Oui !

— De quoi auriez-vous besoin ?

— Qu’on m’aime ! »

Cette relation aidante est porteuse de sens, quand elle est faite de respect et de considération, tels que la personne puisse se sentir encore importante pour quelqu’un et digne jusqu’au bout.

Un patient, les yeux souriants et apaisés après plusieurs semaines traversées de révolte, de haine et de chagrin, m’a confié : « je ne savais pas que je pouvais être aimé (2) »

(1) Auteur de Mort par sédation. Une nouvelle éthique du « bien mourir ? », éditions érès
(2) Témoignage de S. B., cadre infirmière.